Ragnagnas, radadas, machins… Les synonymes pullulent pour éviter de nommer clairement ce qui est pourtant le quasi-quotidien des femmes : les règles. Dans le monde du sport aussi, le tabou a la peau dure. Pourtant le cycle menstruel n’est pas sans impact sur la performance.
« C’est dingue qu’en 2019, nous n’ayons pas de vraie réponse à la question : comment être en bonne santé et performer à un bon niveau lorsqu’on est une femme ? Beaucoup de gens sont choqués d’apprendre que même les athlètes ont leurs règles. » Eilish McColgan, spécialiste britannique de fond et demi-fond, jetait un pavé dans la mare en mai dernier dans un article de BBC Sport*. S’il est un sujet tabou, c’est bien celui-ci. Les ragnagnas. Les machins. Le truc de filles dont on ne parle pas parce que c’est « sale ». Les règles, quoi. Cette spécificité féminine qui permet d’assurer la descendance de l’espèce humaine, mais qui reste cachée, renvoyée au fin fond des cabinets de consultation des gynécologues. De nombreux hommes ignorent tout (ou presque) de ce que vivent les femmes chaque mois. Oh, bien sûr, ils ont vaguement entendu parler de ce qui se passe dans le corps féminin, mais tout ce qui tourne autour de ce sujet reste très aseptisé et théorique. Visionner les publicités pour les serviettes périodiques et les tampons illustre parfaitement le fait que notre société jette un voile pudique sur un sujet qui, historiquement, a toujours été jugé impur, en particulier d’un point de vue religieux. « Le sang des femmes ? C’est un tabou qui remonte très loin dans notre histoire. Il est associé au péché. Il fait peur », confirme le Professeur Martine Duclos, endocrinologue, physiologiste et médecin du sport au CHU de Clermont-Ferrand. De plus, l’accès des femmes au monde professionnel n’est pas si ancien et nombreux sont les métiers qui restent largement dominés par les hommes. « Il y a encore une minorité de femmes dans les fonctions scientifiques… ainsi que chez les entraîneurs. C’est incroyable et anormal que l’on découvre encore aujourd’hui l’anatomie des femmes ! », estime Martine Duclos. Dans ce monde d’hommes, les règles ont été soigneusement oubliées et leur gestion laissée à ces dames. « Puisqu’on ne leur propose pas de solutions, les femmes se débrouillent seules. Et le tabou subsiste… », poursuit le Professeur.
Quête de légèreté et aménorrhée
Si la victoire des footballeuses américaines au Mondial a mis en lumière une approche spécifique de leur entraînement, développée par l’athlète et chercheuse Georgie Bruinvels**, rares sont les coaches qui tiennent compte des cycles menstruels des sportives. L’occultation de cette question est même poussée à son comble dans les disciplines où la minceur est considérée comme un facteur de performance. En course à pied, dès que la distance s’allonge au-delà du sprint, on fait la chasse à la masse grasse. Alors une fille qui affiche un IMC (indice de masse corporelle) inférieur à 19 (seuil en-dessous duquel on estime qu’un individu est maigre) n’est pas pointée du doigt, bien au contraire : on la juge affûtée et plus à même d’améliorer ses performances. Le « drame » est qu’une perte de poids est fréquemment corrélée au chronomètre : bien souvent, plus on s’allège, plus on court vite ! Néanmoins cette minceur conduit fréquemment les athlètes féminines à l’aménorrhée, autrement dit à l’arrêt des règles. « Ne pas avoir ses règles n’est absolument pas normal », assène le Professeur Martine Duclos. « Il faut consulter un médecin, surveiller la densité osseuse, prévenir les carences en fer. Avoir des règles régulières – et non deux fois dans l’année – est le meilleur marqueur pour une femme pour savoir qu’elle est en bonne santé, quel que soit le sport qu’elle pratique. » Pour le Docteur Laurence Bernadet-Vaksmann, gynécologue à Lille et ancienne athlète et triathlète, « les deux paramètres clés entraînant des troubles des règles sont, d’une part, l’alimentation – souvent insuffisante, trop pauvre en graisses ou en protéines par exemple – et, d’autre part, l’entraînement intensif. »
L’impact du syndrome prémenstruel plus que des menstruations elles-mêmes
Néanmoins, toutes les sportives sont loin d’être concernées par l’aménorrhée et la grande majorité d’entre elles a un cycle menstruel normal. Il est alors fréquent qu’elles subissent l’inconfort du syndrome prémenstruel, c’est-à-dire les signes avant-coureurs qui précèdent l’arrivée des règles quatre ou cinq jours durant. « La variabilité interindividuelle en la matière est très élevée », indique le Professeur Martine Duclos. « On ne peut donc pas généraliser. Néanmoins les femmes qui ressentent ce syndrome subissent les effets de l’hyper-œstrogénie qui précède les règles, ce qui peut engendrer une hyper-excitabilité, de l’anxiété, de l’irritabilité, des douleurs mammaires, des douleurs abdominales, une prise de poids… Si le syndrome prémenstruel peut nuire à l’activité physique, en revanche, des règles normales n’ont pas de conséquences sur la performance. » Dans le dossier publié par L’Equipe Magazine en avril 2017, plusieurs sportives de haut niveau témoignaient de l’impact du cycle menstruel sur leurs performances. Lors des Jeux Olympiques de Rio en 2016, la nageuse chinoise Fu Yuanhui osait elle aussi évoquer ce paramètre pour expliquer sa contre-performance : « Mes règles ont commencé hier, alors je me sens particulièrement fatiguée. Mais ce n’est pas une excuse. » Grâce à son franc-parler, la championne lançait le sujet des menstruations sur la place publique comme si elle parlait d’un problème de santé banal. Néanmoins, contrairement à ce que la nageuse chinoise affirme, les règles ne sont-elles pas parfois l’explication d’une contre-performance ?
Les conséquences du cycle menstruel sur les capacités d’une athlète sont avérées et incontestables. Certaines sportives avalent des médicaments pour réduire leur inconfort et poursuivre leur entraînement bien qu’elles ressentent plutôt le besoin de se coucher et de rester prostrées au lit tant les douleurs peuvent parfois être intenses. Une enquête menée par l’Insep (Institut national du sport) en 2007, sous la houlette du Docteur Carole Maître, gynécologue, révélait que 64 % des sportives interrogées estimaient que le syndrome prémenstruel diminuait significativement leurs performances et que 17 % des athlètes présentant un syndrome prémenstruel modéré ou sévère rataient les entraînements pendant cette période. Dès lors, pourquoi les entraîneurs n’adaptent-ils pas la planification à ces variations périodiques de l’état physique et émotionnel des femmes ? « Parce que mon coach s’en fiche complètement », répond spontanément Marion***, traileuse. « C’est moi qui adapte parfois les séances ou qui relativise lorsqu’une séance d’intensité est ratée. Je sais pertinemment qu’une VMA ne sera pas réussie lorsque j’éprouve une grande fatigue et des douleurs pelviennes. »
Adapter l’entraînement au cycle menstruel, une bonne idée ?
On en revient encore et toujours au poids de l’histoire et des mentalités : les hommes ne se sont jamais réellement penchés sur ce sujet pourtant au cœur de la vie des femmes. Cependant les lignes commencent à bouger depuis quelques années avec l’arrivée, dans la recherche, de femmes soucieuses de faire avancer la connaissance des menstruations. Georgie Bruinvels est l’une d’elles : conseillère auprès du staff de l’équipe américaine de football récemment championne du monde, elle affirme – dans le sillage d’autres études sorties depuis plusieurs années – que l’entraînement et l’alimentation doivent être adaptés aux différentes phases du cycle. « Les fluctuations hormonales peuvent avoir des effets sur la biomécanique, ainsi que sur la tension des ligaments et des muscles », affirme la chercheuse américaine. Certaines études prétendent que la phase lutéale se caractérise par une légère réduction de la capacité aérobie et un renforcement de l’endurance. La présence d’œstrogènes, aux vertus anti-oxydantes, lors de la phase folliculaire, rendrait les exercices excentriques pertinents car les courbatures seraient amoindries. En revanche, lors de cette première phase du cycle, les risques de blessures ligamentaires seraient accrus, ce qui incite Georgie Bruinvels à recommander un échauffement adapté et un temps de récupération plus long. Des études affirment, par ailleurs, que l’alimentation mérite elle aussi d’être différenciée : en phase folliculaire, l’organisme consommerait davantage de glucides tandis qu’il puiserait plus dans les lipides en phase lutéale.
Cependant ces études sont loin de faire l’unanimité. Le Professeur Martine Duclos est l’un de leurs pourfendeurs. « Il n’existe aucune méta-analyse permettant d’affirmer la pertinence d’une modification de l’alimentation et de l’entraînement selon les phases du cycle », affirme-t-elle. Il semble donc inutile que le coach revoie sa copie dans ce domaine, mais il paraît crucial qu’il s’alarme s’il sait que son athlète est en aménorrhée. « Les pratiquantes d’ultra-endurance soumettent leur corps à un stress énergétique important, ce qui peut engendrer un arrêt des règles pendant deux à trois mois », précise Martine Duclos. « Le système hormonal est une minuterie de pointe qui peut se dérégler très facilement. » C’est d’ailleurs ce qu’a vécu Mélanie, traileuse, pendant de longues années. « Auparavant, je prenais du poids, j’avais les jambes lourdes, j’étais fatiguée… Mes cycles étaient anarchiques. Depuis que j’ai choisi de prendre une pilule microdosée, j’ai retrouvé une vie normale et je peux faire des compétitions en restant sereine. »
Règles et compétition : l’art de la débrouille
En effet, les femmes savent qu’une compétition sera bien plus compliquée en période prémenstruelle ou pendant leurs règles. De plus, lors d’une épreuve de plusieurs heures, il faut souvent faire appel au système D. « Les règles me pourrissent la vie sur les ultras ou les triathlons : rares sont les organisateurs qui prévoient des toilettes sur les zones de transition, par exemple », confie Delphine. La solution la plus fréquente est d’enchaîner plusieurs tablettes de pilule contraceptive afin de supprimer les règles, option qui ne présente pas de risques pour la santé, d’après le Professeur Martine Duclos. D’autres sportives prennent une pilule microdosée ou choisissent un implant hormonal qui suppriment tout simplement les saignements. Pour le Docteur Laurence Bernadet-Vaksmann, il est crucial de « définir avec l’athlète la meilleure solution pour elle, sachant qu’à ses yeux c’est sa performance qui prime, quel que soit le niveau de pratique. » La gynécologue conseille de décaler les règles pour éviter qu’elles surviennent pendant les compétitions et prescrit sans hésiter des antalgiques pour amoindrir les douleurs menstruelles.
Que les chercheurs soient ou non du côté des théories affirmant que l’adaptation de l’entraînement et de l’alimentation est nécessaire pour optimiser les performances des sportives et limiter les risques de blessures, une réalité semble les réunir : les cycles menstruels ne sont pas sans impact sur l’organisme féminin et le syndrome prémenstruel peut être un réel problème lorsqu’il est très prononcé. Le recours à un moyen de contraception hormonal peut apparaître comme une solution somme toute idéale : en supprimant les règles, il permet à la femme sportive de vivre sa passion en toute sérénité, sans pour autant présenter les inconvénients et les risques de l’aménorrhée (fractures de fatigue, carences, ostéoporose, problèmes de fertilité…). Néanmoins les femmes attendent toujours que des études scientifiques permettent d’affirmer l’intérêt (ou non) de s’entraîner et de s’alimenter différemment de ces messieurs selon la période du cycle menstruel. Et encore… la variabilité interindividuelle est telle qu’il semble difficile de parvenir à une conclusion universellement valable. D’ici à ce que des résultats concluants soient publiés, les filles se débrouillent comme elles peuvent… comme elles l’ont toujours fait !
Le cycle menstruel : petite explication
La nature étant bien faite, le corps de la femme se prépare chaque mois à une grossesse éventuelle. Il est donc soumis à des variations hormonales qui engendrent des saignements correspondant à l’évacuation de la couche interne de l’utérus lorsqu’aucune grossesse ne survient. Les règles durent de 3 à 8 jours. Ce cycle est contrôlé par un ensemble d’hormones sécrétées par les ovaires, l’hypophyse et l’hypothalamus. Il se décompose en 3 phases :
- La phase folliculaire (jours 1 à 14 pour un cycle de 28 jours) : elle inclut les règles elles-mêmes et s’étend jusqu’à l’ovulation. Le taux d’œstrogènes augmente jusqu’à atteindre un pic juste avant l’ovulation.
- La phase ovulatoire (jour 14) : elle se caractérise par une hausse de la testostérone.
- La phase lutéale (jours 14 à 28) : en l’absence de fécondation, la sécrétion de progestérone diminue et donne le signal d’évacuation de l’endomètre (les règles surviennent alors et c’est de nouveau le début de la phase folliculaire). La température corporelle augmente de 0,4 degrés au minimum.
Ces sportives qui ont osé briser le tabou
L’histoire du sport n’est pas exempte d’athlètes qui ont osé briser le tabou des règles. L’image la plus ancienne est sans doute celle d’Uta Pippig en 1996. Ses règles débarquent en pleine épreuve du marathon de Boston et, malgré la douleur et les crampes, Uta Pippig termine la course (et la gagne !) et franchit la ligne d’arrivée avec les jambes maculées de sang. A l’époque, on jette évidemment un voile pudique sur l’affaire. Plus tard, en 2015, la tenniswoman Heather Watson avoue, à la fin de son match raté à l’Open d’Australie, qu’elle était fatiguée à cause d’un « truc de filles ». Dans sa foulée, d’autres championnes osent parler des règles. L’ancienne nageuse Libby Trickett affirme que « les règles pour les sportives, c’est carrément la merde » et que « pour une nageuse dans un micro-maillot de bain, c’est un véritable problème ». Toujours en 2015, l’Indienne Kiran Ghandi court le marathon de Londres en mode militant : elle décide de parcourir la distance sans protection afin de briser le « period shaming » et de mettre en lumière la difficulté d’accès de certaines femmes aux protections périodiques. En 2016, la nageuse chinoise Fu Yuanhui évoque ses règles pour expliquer sa contre-performance aux Jeux Olympiques de Rio. En 2017, le magazine L’Equipe sort un numéro spécial dédié aux règles dans lequel plusieurs championnes parlent librement de leurs menstruations. Plus récemment, l’équipe américaine de football féminin soulignait l’importance de l’adaptation de ses entraînements aux cycles menstruels des joueuses dans sa conquête du titre mondial.
Références
* Periods : how do they affect athletes and why are they monitored?, Amy Lofthouse, mai 2019. Disponible sur : https://www.bbc.com/sport/48243310
** La prise en compte des cycles menstruels a aidé les Etats-Unis à gagner la Coupe du monde, Thomas Messias, 13 juillet 2019. Disponoble sur : http://www.slate.fr/story/179679/prise-en-compte-cycles-menstruels-performance-sportive-entrainement
*** Les athlètes qui ont témoigné ont préféré que leur prénom soit changé et que leur nom ne soit pas mentionné, les règles restant à leurs yeux un sujet « trop personnel ».
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