C’est dingue, on dirait que la pente est plus raide aujourd’hui. Pourtant c’est bien la même que d’habitude. Cette foutue montée progressive que je passe avec aisance tous les jours me semble soudain infranchissable en courant. C’est carrément déprimant de se résoudre à marcher là où on se frise les moustaches en temps normal. Pfffff, mais c’est quoi, cette impression d’avoir du plomb dans les quadriceps et de l’eau dans les poumons ? C’est quoi, cette faiblesse totale qui rend chaque foulée plus difficile ?…
Passé le premier moment d’étonnement, émerge un léger énervement. Quand je me mets à marcher comme une mamie sur cette satanée côte même pas raide, j’entends dans ma tête la litanie de la « petite voix intime » bien connue qui distille ses méchancetés : « T’es trop nulle, regarde t’es même pas capable de courir sur du faux plat montant… alors que d’autres encaissent sans sourciller plus de 120 bornes à pied par semaine, toi t’es épuisée à 80 bornes à peine… non mais franchement, arrête de t’entraîner, ça sert à rien de te donner autant pour en arriver à un niveau aussi lamentable ! » Je vous passe la longue logorrhée intérieure qui s’éternise et me fait pester toute seule. Heureusement que le chemin est désert, sinon on me prendrait pour une folle.

Une fois la petite voix éteinte (elle finit toujours par s’épuiser), s’installe une espèce de renoncement teinté de contemplation. La forme du jour est au plus bas. Oui, et alors ? Est-ce que ça va changer la face du monde ? Est-ce que je tirerai le moindre bénéfice de cette sortie si je m’énerve et me dénigre pendant deux heures ? Du coup, je décide de savourer cette virée en pleine nature. Tous les sens en éveil, je me laisse emporter par les sons et les couleurs, la caresse du vent et les odeurs. Non loin, un chevreuil aboie. Une branche casse sous les assauts de la brise. Le soleil joue à cache cache avec les ramures des sapins. La neige gelée crisse sous mes pieds. La montagne s’élève, somptueuse, face à moi.
J’oublie tout.
La douleur dans mes cuisses.
La faiblesse de mes muscles.
La fatigue de mon corps.
Seule compte cette imprégnation totale de tout ce qui m’entoure. Je n’avance pas plus vite pour autant, mais je m’en fiche éperdument. Je suis là, vivante, consciente, sereine. Je songe à ma chance incroyable de pouvoir me balader librement. Je pense aussi à ceux qui ne peuvent plus arpenter la montagne et qui, peut-être, nous regardent de là-haut.
Enfin, j’atteins le point culminant de ma sortie. Il est baigné de soleil. Il est encore couvert de neige. Je m’effondre sur le pas d’une vieille porte décrépie. Ereintée. Mais, derrière mes bras et ma visière, je souris. Parce que c’est ça, la vie. Une succession de hauts et de bas. Et un apprentissage permanent du bonheur.

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