Finisher. Ou pas. La saison de trail touche à sa fin. Elle a été synonyme de bonheur ou de déception, de réussite ou d’échec. Mais aussi parfois d’épuisement total. Pousser le corps et l’âme jusqu’à leurs extrêmes limites, telle est la quête de nombreux sportifs. Quitte à prendre le risque de sombrer.
On se sent tout petit, au pied de l’immensité à gravir. 50 ou 100 kilomètres, 3 000 ou 10 000 mètres de dénivelée, une ou deux nuits dehors, soumis aux caprices des éléments… De longs mois de préparation minutieuse où l’on finit parfois par s’oublier. Se détruire aussi. Au-delà du défi physique, le trail et en particulier l’ultra représentent un énorme engagement mental. Alors pour relever le challenge, on s’attache les services d’un entraîneur, on suit scrupuleusement un planning, on améliore son hygiène de vie. Parce qu’il faut bien tout cela pour atteindre l’objectif que l’on s’est fixé. Le compteur affiche un nombre exponentiel de kilomètres hebdomadaires tandis que le temps réservé à la famille et à la vie sociale rétrécit comme peau de chagrin. Au travail, les performances diminuent. Forcément, on est fatigué par l’entraînement et les courses. On mange, on respire, on dort en pensant au trail. Puis vient le premier échec que l’on attribue à un manque d’entraînement ou à une faiblesse individuelle. Alors on court encore un peu plus, on applique encore davantage les principes d’une vie saine : plus de gluten ni de lactose, plus de vacances à la plage avec les enfants…

De la passion à l’épuisement
« Tant que tout va bien, le sportif se sent exister dans une communauté qui le valorise. Les réseaux sociaux font monter la pression, il se sent surhomme, il fait des choses incroyables », affirme Dominique Simoncini, psychologue du sport. Souffrir de pépins physiques ? Même pas peur ! « Être blessé est normal puisqu’on fait des choses incroyables et endurer la douleur fait partie du jeu », poursuit Dominique Simoncini. « Mais le cercle a priori vertueux devient vicieux car il engendre une addiction. » Dépendant non seulement de sa pratique (le besoin d’endorphines est bien connu du sportif d’endurance), mais aussi de ce qu’elle lui apporte (reconnaissance sociale au sein de la communauté, valorisation de ses performances, sentiment d’être exceptionnel…), le coureur n’est plus capable d’entendre raison. Comme l’écrit Sabine Afflelou dans ses travaux universitaires, « l’effet propre de la centration sportive et la prégnance de l’entraînement intensif engendrent un court-circuit de la pensée et un hiatus dans la construction de l’esprit critique. » La surenchère entraîne donc toujours plus d’heures d’entraînement, toujours plus de fatigue, toujours plus de compétitions et, in fine, un épuisement mental. « Je dirais qu’une personne sur deux que j’ai suivies n’a jamais pu rechausser les baskets après son burn out », constate Dominique Simoncini. « Je les aide à reconstruire une vie qui ne soit plus centrée sur le trail, mais centrée sur elles-mêmes avec le trail en guise de loisir. Parfois je n’y arrive pas : les gens sont tellement démolis qu’ils quittent la discipline, sont quelquefois quittés par leur conjoint et se retrouvent dans une situation de détresse absolue. »
Burn out ou surentraînement ?
Burn out. Le mot est apparu dans les années 1970 dans la bouche des médecins du travail et des psychologues, le nombre de cas se multipliant au sein des entreprises. Le burn out a ainsi été caractérisé comme un syndrome d’épuisement, autrement dit comme « un état de fatigue ou de frustration lié à l’engagement pour une cause, un type de vie ou une relation qui n’a pas apporté la gratification attendue », d’après la définition de Freudenberger (1974). Un peu plus tard, en 1984, Smith évoque la notion « d’athletic burn out » qu’il caractérise comme un retrait psychologique et physique lié à un stress excessif ou une insatisfaction. Le syndrome d’épuisement ne concerne donc pas uniquement l’univers du travail en entreprise, mais aussi la sphère du sport, qu’il soit pratiqué à haut niveau ou non. Alain Roche, coach et expert en nutrition sportive, définit le phénomène comme « une dépression sévère ayant un impact sur l’avenir du sportif et la vie même de l’athlète. Elle prend la forme d’un état dépressif majeur, associé à un rejet pour la pratique. Cet état qui pourrait en apparence se confondre avec un état de surentraînement s’en distingue par plusieurs aspects. »En effet, le burn out du sportif n’est pas synonyme de surentraînement puisqu’il peut survenir même si le coureur ne subit pas une surcharge sportive. Sabine Afflelou précise que « le sportif victime d’un burn out retrouve sa santé physique et psychique en stoppant sa carrière, alors qu’un sportif surentraîné vise la reprise de son activité physique après une période de repos. »
Les sportifs concernés éprouvent une lassitude si profonde qu’ils s’effondrent littéralement. Dans le cabinet de Dominique Simoncini, quelques minutes suffisent à laisser libre cours aux larmes. « Je travaille depuis douze ans avec les trailers. Au début, comme dans n’importe quelle autre discipline, la demande de mes patients concernait la motivation. Depuis quatre ou cinq ans, je constate une augmentation constante des ultratrailers qui arrivent en consultation dans un état psychologique très dégradé. »Comment une activité de loisir, qui doit en théorie apporter bien-être et épanouissement, peut-elle devenir aussi destructrice ? « Cette lente et progressive dégradation du système émotionnel me semble liée à une mauvaise interprétation des contraintes du sport », affirme Dominique Simoncini. L’étude de Goodger, réalisée en 2007, pointe plusieurs facteurs propices à la survenue d’un burn out : un sportif qui se spécialise trop tôt, une pression externe trop forte (attentes de l’entraîneur ou des proches, par exemple), une ambition démesurée, des objectifs irréalistes ou une quête de la perfection constituent autant de paramètres favorables au burn out.

L’ultratrailer, champion du burn out ?
Il semblerait que les trailers, et plus encore les ultratrailers, soient particulièrement concernés par le syndrome de l’épuisement. Pourquoi ? D’une part, parce que la course à pied est certainement le sport le plus accessible à tous. Cette popularité augmente donc le nombre de candidats à l’excès qui placent le sport au cœur de leur existence. « Dans ma vie, ma priorité était clairement le trail. Je voulais à tout prix suivre mon programme d’entraînement, c’était plus important que tout le reste. J’ai fini par faire une overdose. J’étais usé mentalement », confie Olivier, ultratrailer victime d’un burn out en 2014. D’autre part, les réseaux sociaux exercent une forte influence : tout se partage, tout se « like », tout donne l’impression que l’on est un héros. La surenchère devient la règle d’or, l’objectif étant de courir toujours plus longtemps, toujours plus haut. Enfin, la jeunesse de la discipline ne permet pas de disposer d’un recul et d’études suffisants pour connaître les « recettes » qui conduisent à la performance. Tandis que le running s’appuie sur des approches éprouvées depuis des dizaines d’années, le trail n’est pas aussi mûr. Les coaches, plus ou moins compétents, fleurissent partout et les athlètes n’hésitent plus à les solliciter pour préparer leur objectif. « Un coureur lambda se voit attribuer un plan d’entraînement digne d’un athlète de haut niveau alors qu’il doit assumer ses huit heures de travail quotidiennes et une vie sociale et familiale normale », regrette Dominique Simoncini. Certes, préparer un ultra nécessite de courir beaucoup, mais les pratiquants enchaînent les courses en dépit du bon sens, la vogue de l’ultra ayant banalisé le grand fond. Alors on court toujours plus, jusqu’à craquer complètement. « Mon programme était bien trop lourd par rapport à mes obligations professionnelles et familiales », admet Olivier qui, de 15 heures d’entraînement hebdomadaires est passé aujourd’hui à une petite dizaine d’heures. « Sur des distances plus courtes, le problème est moins patent car les contraintes sont différentes : non seulement le volume d’entraînement est plus faible, mais les conséquences d’une épreuve sont aussi moindres sur la santé. Courir 100 km et passer une nuit dehors, ce n’est pas anodin », poursuit Dominique Simoncini.
Ceci dit, le burn out n’est pas l’apanage des accros à l’ultra-endurance. Il peut concerner tous les sportifs dès lors que le décalage devient trop important entre les attentes du sportif et ses résultats ou dès que les motivations extrinsèques prennent le pas sur les motivations intrinsèques. « Il y a quelques années, le sport et la course à pied dirigeaient ma vie », confie Marie-Amélie, à l’époque spécialiste du 10 km et du semi-marathon. « J’investissais tellement dans la course à pied que j’ai fini par faire des crises d’angoisse, je pleurais, je ne voulais plus courir avec personne. Je n’éprouvais plus aucun plaisir. » Il fallut une période de coupure à la jeune athlète pour surmonter son épuisement et rechausser les baskets en réorientant sa pratique. Mais le meilleur moyen de ne pas basculer dans la spirale infernale de l’épuisement physique et psychique reste sans doute de pratiquer de manière raisonnable, en gardant toujours à l’esprit que le sport doit rester un loisir et une opportunité d’échanges et de partage. Comme aime le clamer Cédric Fleureton, double vice-champion d’Europe de triathlon et médaillé de bronze aux championnats du monde de trail 2017 : « Le sport doit être au service de la vie, et non l’inverse. »
En pratique : gérer un burn out
- La priorité : discutez avec votre entourage
Famille, amis, conjoint… ce sont les premiers concernés et ceux qui sont les plus à même de vous éclairer sur votre état. Echanger avec eux se révèle indispensable. Ne rabrouez pas vos proches s’ils vous expriment spontanément leurs impressions. Avez-vous changé ? Votre famille estime-t-elle que vous faites trop de sport ? Etes-vous devenu irritable, inaccessible, obnubilé par le trail ?… Efforcez-vous de rester ouvert à l’échange sans vous braquer.
- La bonne idée : consultez un psychologue du sport
Consulter un professionnel de santé ne signifie pas que vous êtes fou, mais simplement que vous avez besoin d’un accompagnement pour retrouver le bon chemin. Basculer dans le burn out sportif, c’est s’être engagé dans une voie addictive et destructrice. Or se défaire d’une dépendance n’a rien d’évident et nécessite bien souvent un soutien, une écoute, un avis extérieur. Un psychologue, si possible spécialiste du sport, vous aidera à redéfinir vos objectifs, à réadapter votre pratique, à renouer avec une vie plus équilibrée dont le sport n’est pas l’unique fondement.
Notre grand témoin : Fabrice Vaucourt, ancien trailer
« J’ai découvert le trail en me baladant avec mon appareil photo. Comme je voulais aller plus loin, je me suis naturellement mis à courir. Petit à petit, c’est monté en puissance. Les trois dernières années, je m’entraînais 20 à 30 heures par semaine. Je m’étais uniquement entouré de personnes qui couraient. Je ne sortais plus le samedi soir parce que j’avais une sortie longue le dimanche. Je ne faisais plus d’excès. Mes finances s’en ressentaient aussi : il fallait payer le matériel, les magazines, les dossards, les déplacements… Je ne me rendais pas compte à quel point le trail polluait ma vie quotidienne. Je refusais de l’entendre.
Une distance s’est créée entre ma femme, mes enfants et moi. Entre midi et deux, je partais courir. Je déconnectais tellement que j’en arrivais à oublier l’heure. Je revenais au bureau à 15 heures, sans comprendre que ce n’était pas normal. Il m’arrivait de me lever la nuit et d’enfiler les baskets. Je revenais au petit matin pour partir au travail. J’avais un blog, j’étais obsédé par ce que j’allais écrire. Mon rapport aux autres a changé : j’avais un peu de notoriété grâce à mon blog et mes performances, j’étais enfermé dans le paraître. Je me sentais différent des autres. Je croyais m’extraire du quotidien, mais je me trompais. J’étais dépersonnalisé.
J’ai pris conscience du problème lorsque je suis tombé malade. J’ai subi un dérèglement thyroïdien. Je ne pouvais plus courir du tout, j’ai perdu 15 kilos, c’était une catastrophe psychologique… En même temps, je divorçais, ma femme ne supportant plus ce que je lui imposais. J’ai dû consulter un psychologue. Tout a explosé en même temps…
Je n’ose pas rechausser les baskets aujourd’hui. Je suis passé à autre chose : je pratique du sport en salle, j’adore la moto et je fais un peu de VTT. Je ne pense pas me remettre au trail un jour. Je ne veux pas voir les autres vivre ce que j’ai vécu. »
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