Dans une discipline d’endurance comme la course à pied, la minceur est reine. Qui dit légèreté, dit rapidité. Alors personne ne s’étonne face à des corps hyper affûtés. Et pourtant… Derrière un corps athlétique se cache parfois une maladie : l’anorexie.
Enfiler des jeans en taille 34 d’un air satisfait. Exulter en regardant le cadran de la balance. Courir en songeant aux calories dépensées. Sourire aux compliments des copains athlètes : « Wouah, t’es drôlement affûtée ! » Et surtout se sentir légère, si légère, lorsqu’on court encore plus vite, encore plus longtemps. Anormal d’être aussi mince ? Mais non, enfin, c’est le lot de ceux qui s’entraînent beaucoup ! Se voiler la face. Refuser d’admettre l’évidence. Que l’on soit athlète ou entraîneur, l’anorexie est généralement niée. Pendant de longues années, je n’ai pas eu conscience d’avoir souffert d’anorexie. J’étais très mince, voilà tout. En réalité, je vivais ce que de nombreux coureurs à pied subissent chaque jour : la tyrannie du poids. Pourquoi le sport et l’anorexie entretiennent-ils des liens aussi forts ? Quelles sont les conséquences de cette maladie qui demeure un grand tabou ? Comment s’en sortir ?
La course à la légèreté
« J’ai commencé à faire de la compétition à l’âge de 18 ans. Petit à petit, j’ai côtoyé des filles très athlétiques. Alors je me suis vite dit que, pour devenir performante, il allait falloir être plus sèche », raconte Aurélie*. Dans les disciplines d’endurance, les principes ont la peau dure : qui dit légèreté, dit rapidité. Alors ce ne sont ni les coaches ni les compagnons d’entraînement qui découragent un athlète de perdre du gras – même s’il est déjà mince. Pour peu que les premières compétitions se soldent par de bons résultats, la spirale infernale commence à tourner. « Alors que, jusque-là, je courais sans plan, sans montre et sans autre objectif que le plaisir, j’ai écouté des conseils donnés avec bienveillance », évoque Mélanie. « Alors j’ai augmenté la fréquence des entraînements, j’ai introduit les séances à jeun. C’était le début d’un engrenage pervers : plus je m’amincissais, plus je craignais de prendre du poids. » Pour d’autres, l’anorexie s’invite avant même de pratiquer un sport d’endurance, lequel devient ensuite un moyen de dépenser de l’énergie et sculpter son corps. « L’anorexie est arrivée dans ma vie à l’âge de 16 ans, au moment de l’adolescence, lorsque tu n’as pas envie de prendre des formes, de devenir femme, de grandir et d’avoir des responsabilités », confie Caroline. « A l’époque, je ne courais pas, mais j’avais un désir de perfection pour tout. La minceur est une forme de perfection. L’anorexie répondait donc à ce besoin et non à une volonté de performance sportive. »
Les médecins caractérisent l’engrenage de la maladie par ce qu’ils nomment la « triade clinique des 3A » (anorexie, aménorrhée et amaigrissement : cf. zoom ci-dessous), favorisée par plusieurs facteurs. Le contexte familial (cas de maigreur ou d’obésité dans l’entourage proche, attention excessive portée au poids ou à l’apparence…), l’adolescence (refus des transformations physiques et du passage à l’âge adulte, interrogation identitaire…), des traumatismes subis pendant l’enfance ou encore la pratique de régimes frustrants constituent autant de paramètres prédisposant à l’anorexie. Le déclenchement de la maladie peut également être causé par une rupture (séparation familiale, déménagement, deuil…), une relation amoureuse ou encore un échec vécu lors d’une compétition ou d’un examen. La pratique d’un sport esthétique, artistique ou qui nécessite de s’alléger (sports d’endurance ou avec catégories de poids) participe elle aussi à l’apparition de l’anorexie. Celle-ci n’est donc pas provoquée par un seul facteur déclenchant, mais plutôt par un faisceau de causes, parmi lesquelles le sport et la quête de performance jouent un rôle non négligeable.
La pression du résultat
« Si je n’atteignais pas le maximum de mes performances, je savais que je le regretterais. Alors je me suis persuadée que je devais augmenter le volume d’entraînement et j’ai commencé à développer des troubles alimentaires. Je me suis privée d’aliments essentiels. L’isolement social a suivi car je voulais contrôler tout ce que je mangeais », confie Mélanie. Lorsque le sport rime avec performance, la pression psychologique s’accroît. L’athlète pense alors que progresser passe par la perte de poids et la maîtrise totale de son alimentation et de son corps. Avec la vogue des régimes en tous genres, du paléo au sans gluten en passant par le végétalisme, la sélection des aliments peut s’appuyer sur des justifications nutritionnelles et passer davantage inaperçue. Caroline rappelle toutefois avec pertinence que « la gravité des troubles du comportement alimentaire ne s’évalue pas en nombre de kilos perdus, mais plutôt par la présence d’un cycle infernal où l’on arrive plus ou moins à maintenir un certain poids avec toujours cette peur de grossir et un comportement anormal face à la nourriture. » Certains anorexiques vont jusqu’aux vomissements et à la prise de médicaments (laxatifs, diurétiques), tandis que d’autres suppriment tout simplement les repas lorsqu’ils ne s’entraînent pas. « J’ai toujours tendance à en faire plus. Ou alors, le jour où je ne fais rien, je me dis que je n’ai pas besoin de manger puisque je ne me dépense pas », confesse Aurélie. Caroline a, quant à elle, trouvé un certain équilibre : elle n’avale qu’un seul repas quotidien composé d’aliments qu’elle « a expérimentés et acceptés, qui sont toujours les mêmes » et qu’elle sait « nécessaires pour avoir l’énergie suffisante à la vie de tous les jours. » Dans un milieu sportif où la masse grasse fait mauvaise figure, la minceur – aussi excessive soit-elle – ne choque pas vraiment. Surtout si l’athlète réalise des performances forçant l’admiration. Pourtant, derrière les sourires de façade et les posts victorieux sur les réseaux sociaux, se cache une réelle souffrance physique et psychologique.
Du surrégime au burn out
Le plus étonnant dans l’anorexie est la capacité de l’organisme à s’adapter. Même en carence, même en l’absence d’apports alimentaires suffisants, le corps continue à tourner comme une horloge – ou presque. Les performances s’enchaînent tant que l’athlète parvient à courir sur le fil, funambule de la maigreur jonglant avec des apports minimalistes mais juste assez suffisants pour rester debout. Se priver de nourriture en temps normal, mais manger un peu à l’approche d’une compétition constitue l’une des stratégies classiques. « Mes performances parlaient d’elles-mêmes : je n’étais pas malade, sinon je me serais blessée ou j’aurais couru moins vite », évoque Mélanie. Caroline s’étonne de l’adaptabilité de son organisme : « J’ai vraiment l’impression que mon corps a muté. Il est capable de faire beaucoup de choses sans manger. »
Au-delà du sport, l’anorexie surprend aussi par l’hyperactivité qu’elle engendre. Reniant toute fatigue, l’anorexique déploie une énergie incroyable dans tous les domaines, se surinvestissant dans le travail ou les études. Le trouble de l’image corporelle, appelée dysmorphophobie, conduit à avoir le sentiment d’être toujours trop gros et de vouloir maigrir toujours davantage. Grossir devient une véritable phobie. Aussi intelligente que soit la personne anorexique, elle nie souvent les faits, refuse de se considérer comme malade, se réjouit de sa maigreur et affiche une certaine indifférence pour sa santé. Elle distille autour d’elle une image de confiance en elle et de maîtrise. « Avec les outils actuels que sont Facebook, Instagram et Strava, il est facile de duper son monde en se montrant tel que l’on souhaite être et non tel que l’on est vraiment. Ces outils assouvissent notre besoin frénétique de juger, comparer et catégoriser », estime Mélanie. Les réseaux sociaux, loin de créer du lien, isolent encore davantage. Refusant les sorties pour fuir toute situation embarrassante et stressante vis-à-vis de la nourriture et d’autrui, l’anorexique n’a généralement pas de vie sexuelle et peu de contacts sociaux. « Etant donné que je n’arrive pas à manger en public, c’est très compliqué lors des repas avec les autres », avoue Caroline. « J’apprends à vivre avec cette différence, cela ne me coupe pas trop des autres même si c’est parfois difficile. » Mais la spirale pernicieuse continue de tourner : en s’isolant, on a l’impression de « faire le job » à fond en menant une vie saine et contrôlée, favorable à la performance.
Pourtant l’organisme est malmené, privé du carburant nécessaire au déploiement d’une activité physique et intellectuelle intense. Anémie, carences, pertes de connaissance, troubles du rythme cardiaque, ostéoporose, troubles hormonaux… la liste des conséquences est aussi longue qu’effrayante. Le déni et l’addiction sont cependant si puissants que l’athlète anorexique n’a aucune considération pour les signes envoyés par son corps. Jusqu’au moment où tout s’effondre. Contre-performance, épuisement physique et mental, blessure. « Un jour, en sortant du bureau, je me suis écroulée dans la rue. Mon corps était à bout de souffle », raconte Mélanie. Pour Aurélie, la prise de conscience est passée par la fatigue, la lassitude et une rencontre amoureuse : « Je faisais le métier à fond, mais j’étais fatiguée et je ressentais trop de pression. J’avais les jambes et les fesses d’un homme… Rencontrer mon conjoint m’a aidée à découvrir autre chose et à revoir du monde. » Mais le corps ne pardonne pas facilement tous les excès que l’on ose lui infliger. Personnellement, fractures de fatigue et tendinites ont empoisonné ma vie sportive pendant de longues années après le retour à la normalité. D’autres, comme Caroline, bénéficient d’une constitution robuste qui les préserve apparemment des conséquences de la maladie. « Je n’ai aucun souci de santé pour l’instant. Par contre, j’ai perdu le sommeil et je n’ai plus mes règles, ce qui peut engendrer à terme de l’ostéoporose. »
L’accompagnement, clé de la guérison
Parce que l’anorexie reste un tabou, la prise en charge demeure très complexe. Les médecins du sport avouent leurs difficultés à aborder le sujet en consultation, surtout lorsqu’ils se retrouvent face à des jeunes femmes performantes qui nient la réalité. Le rôle de l’entourage se révèle souvent décisif, comme pour Mélanie : « J’ai eu énormément de chance car j’ai ouvert les yeux suffisamment tôt. J’ai été aidée, notamment par mes proches et des personnes compétentes qui m’ont entourée d’amour, de soutien et de bienveillance. » Certains anorexiques ont besoin de consulter psychiatre et nutritionniste. D’autres parviennent à sortir de leur enfer grâce à l’accompagnement de leurs famille et amis. Parfois l’hospitalisation se révèle nécessaire pour instaurer un isolement et créer une rupture qui permet de briser le cercle vicieux. Mais la « rééducation » alimentaire et psychologique demande du temps, bien souvent plusieurs années. Réapprendre à manger normalement, se réapproprier une image corporelle correcte et sortir de la dépendance ne suffisent pas toujours.« Je suis arrivée à un stade où je compare mon trouble à ceux qui sont accros à la cigarette : l’anorexie est un peu une addiction et moi seule ai la clé pour m’en sortir », analyse Caroline.
Comprendre pourquoi l’anorexie s’est soudain immiscée dans le quotidien permet d’éviter les rechutes, bien trop fréquentes puisqu’elles concernent près de 50 % des cas. Comme l’affirme Elisabeth Grousselle, championne du 800 m dans les années 2000, « c’est tellement plus facile d’en discuter quand on a été soignée que quand on le vit. » Sans doute est-ce pour cette raison qu’il a été aussi laborieux de trouver des témoins pour écrire cet article. Et encore : les jeunes femmes n’ont accepté de témoigner qu’à la condition de rester anonymes. Pourquoi admire-t-on un obèse qui réussit à maigrir en faisant du sport alors que l’on stigmatise un anorexique qui tente de se soigner ? Peut-être parce que la maigreur effraie, vision d’un corps décharné qui nous renvoie à des angoisses morbides. Peut-être aussi parce que l’anorexie révèle certains travers de notre société où le culte de la minceur, de la perfection et de la performance peut conduire à un jusqu’au-boutisme qui nous dérange. Comme l’affirme avec justesse Mélanie : « Toujours viser le mieux avant le bien conduit à une quête névrotique de l’excellence. » Pourtant le sport doit toujours rester un plaisir et un épanouissement. Quel que soit le poids qui s’affiche sur le cadran de la balance.
ZOOM SUR…
La triade clinique des 3A
- Anorexie
Diminution, voire perte, de la sensation de faim. Refus volontaire de s’alimenter. Exclusion de certains aliments.
- Aménorrhée
Absence successive d’au moins trois cycles menstruels liée à la restriction alimentaire en quantité et en qualité, à la souffrance psychologique et à l’hyperactivité sportive.
- Amaigrissement
Perte de poids engendrée par la restriction calorique qui peut aller jusqu’à -50 % du poids corporel normal. Recours fréquent à des produits laxatifs et/ou diurétiques.
L’anorexie en chiffres
- 200 à 250 000 personnes seraient anorexiques en France.
- 1 athlète sur 50 serait anorexique.
- 95 % des anorexiques sont des femmes.
- La plupart des anorexiques sont jeunes (de 15 à 25 ans).
- L’anorexie peut conduire à perdre jusqu’à 50 % du poids corporel normal.
- 8 % des anorexiques décèdent par complications métaboliques, troubles du rythme ou arrêt cardiaque.
- 60 % des cas guérissent de la triade clinique. En revanche, seulement 30 % des cas guérissent des troubles psychologiques.
- 50 % rechutent.
Anorexie et IMC
L’indice de masse corporelle (IMC), calculé grâce à la formule poids/(taille)2, permet de fixer des seuils d’alerte :
- de 18 à 16 : surveillance
- de 16 à 13 : mise en danger
- 14 : prise en charge médicalisée, voire hospitalisation
- 13 : hospitalisation obligatoire
Article initialement paru dans Trails Endurance Magazine.
20/02/2019 at 20:56
Un article dans lequel je me retrouve… Un article déstabilisant… mais un article révélateur d’une « grande souffrance ».