Les premières fois suscitent toujours la curiosité. La peur aussi. Surtout lorsqu’il s’agit d’une épreuve sportive réputée impossible à terminer tant le défi physique et mental est insurmontable – ou presque. Toujours motivé par les challenges les plus fous, Benoît Laval, président et fondateur de la marque Raidlight, créait en 2017 la première « Chartreuse Terminorum », cousine française de la fameuse Barkley, le trail le plus dur au monde que seuls 15 coureurs sont parvenus à boucler depuis le premier opus en 1986. En tant que journaliste, j’étais sur place pour suivre une course qui, je l’avoue, me laissait a priori très sceptique. Mais ça, c’était avant de toucher du doigt la réalité… 

 

Gaëtan, esseulé et éreinté, décide de repartir… avant de renoncer quelques kilomètres plus loin, motivé par d’autres priorités pour sa saison 2017.

« Tu es sale, tu es moche, ça fait mal au-delà de l’imagination. Et tout dans notre âme crie pour dire NON, arrête ! Pour trouver un soulagement.
Nous avons assez fait, nous avons combattu, nous avons souffert, nous sommes seuls. Demain, nous atteindrons ce point et nous continuerons. Mais pas aujourd’hui. Gaëtan devra faire un choix. S’il choisit le confort, le soulagement sera immédiat. Mais les résultats dureront tout le reste de sa vie. Il se souviendra toujours qu’il a abandonné. Ce type de moment ne se produit qu’une seule fois. Et il n’y a aucune garantie que ce choix sera un jour de nouveau devant lui.
Je ne l’envie pas d’avoir ce choix. Tu es moche, tu es sale, c’est pénible… et cela ne garantit même pas le succès. Mais Gaëtan Janssens a une chance. 36 coureurs ont commencé hier. Tous espérant trouver ce moment. Seul Gaëtan a la malchance de le trouver.
Laz »

 

Lorsque Gaëtan, le dernier survivant de la Chartreuse Terminorum, lit la lettre de Lazarus Lake, le créateur de la Barkley originelle, son visage est creusé, ses pieds sont fourbus, son regard glisse sans les voir sur les gens qui l’entourent. Les smartphones et les caméras immortalisent l’instant. Il règne un étrange silence sur la scène malgré la petite foule qui entoure le héros, taiseux comme un moine chartreux. Seul le murmure de Benoît Laval s’immisce dans ce calme quasi-sacré. « C’est génial de vivre ce genre d’instant », chuchote Alexis qui a rallié le camp de base en pleine nuit après 19 heures sur les sentiers. Ses yeux pétillent, son sourire en dit long sur son bonheur d’être ici.

 

La confrérie des malheureux élus

Du haut de ses 46 printemps et de ses cinq années de trail, Alexis jubile. Adepte inconditionnel des premières éditions, il savoure l’honneur qui lui a été accordé de participer à cette édition inaugurale de la Chartreuse Terminorum, cadette de la légendaire Barkley américaine. Ce Parisien met pourtant les pieds dans des baskets sur le tard, influencé par sa femme qui commence à courir en 2007, d’abord sur la route puis sur les sentiers. Depuis 2012 et son premier Ecotrail de Paris, Alexis enchaîne les épreuves prestigieuses comme on enfile les perles d’un chapelet : 6000D et Saintélyon en 2013, CCC en 2014, GR20 et Diagonale des Fous en 2015, UTMB et Diagonale des Fous en 2016. En janvier 2016, il s’aligne sur le Raid 28. L’étincelle allume une flamme au fond de lui. « Lorsque j’ai entendu parler de la Terminorum, je me suis dit mon expérience d’orientation sur le raid pouvait m’aider », évoque Alexis. Une lettre de candidature et quelques semaines plus tard, le précieux sésame lui parvient : « Nous te proposons le statut de postulant, c’est-à-dire la première étape vers la Confrérie : venir faire tes preuves sur les chemins de la Chartreuse Terminorum en juin prochain. La force est en toi. »

Une force qu’Alexis puise dans sa détermination, mais aussi sa minutieuse préparation. « J’ai bien sympathisé par mail avec Bertrand, qui était aussi l’un des 40 privilégiés à être sélectionnés », raconte le Parisien. « Nous sommes allés repérer les lieux quinze jours avant la course pour essayer de deviner le parcours et peaufiner notre stratégie. » Si le principe de la Barkley est simple – courir en autonomie sur un itinéraire non balisé, uniquement tracé sur une carte, avec la seule aide d’une boussole, et trouver des livres cachés en pleine nature – il n’empêche pas les concurrents de s’entraider. Alors le binôme Bertrand-Alexis se crée naturellement. Pour le meilleur, mais peut-être surtout pour le pire…

Comme à la Barkley, un véritable rituel entoure la course. Ici, le traditionnel entretien d’avant-course où chaque concurrent fait un don à l’organisateur.

 

Une ultra-chasse au trésor

Jeudi 1er juin, Saint-Pierre-de-Chartreuse. Les lieux ne paient pas de mine : une esplanade de gazon impeccable, quelques cahutes en bois, deux ou trois petits chapiteaux. Les heureux élus se succèdent auprès de Benoît Laval, chantre de l’événement. Ils évoquent leur parcours d’homme et de coureur, puis déposent sur la table les présents requis par le règlement : une plaque d’immatriculation, une mignonnette d’alcool, une bière et des produits de leur région. Puis ils prennent connaissance du parcours dessiné sur une carte IGN avant de le retracer minutieusement sur leur propre document, tels des moines copistes. Armés d’un roadbook, ils partiront bientôt à l’assaut d’un défi qu’ils savent insurmontable. « Nous savons que nous ne serons pas finishers, mais nous sommes venus chercher nos limites physiques et mentales », explique Alexis. « A chaque intersection, il faudra faire un choix. Nous utiliserons notre tête en permanence et c’est cela qui promet d’être le plus fatigant. »

Le départ est prévu entre minuit et midi le vendredi 2 avril. Autant dire que la nuit ne s’annonce guère sereine. Seuls Benoît et Laz, spécialement venu du Tennessee pour assister à la naissance de cette cousine européenne, savent à quelle heure résonnera le clairon. Les heures s’égrènent. Le sommeil est agité dans les tentes. 5h51. La plainte du clairon s’élève. Une heure plus tard, autour de la pierre symbole de ralliement, les postulants sont réunis. Un clarinettiste entonne le chant des morts, comme le veut la tradition instaurée à la Barkley. Ce dernier, d’un simple coup de briquet, allume la bougie du temps, signal du départ.

Evidemment, ils courent. Impatients, heureux, avides d’en découdre avec ce défi pas comme les autres. Ils ont tous un solide bagage derrière eux : des ultras à gogo dans les jambes, des raids multisports à leur actif, des traversées délirantes de massifs montagneux. « La première partie était assez roulante et nous étions très groupés », raconte Alexis. En petits pelotons ou en duos, ils trottinent, consultent la carte, bifurquent. Se trompent parfois. Cherchent les livres comme des enfants en quête d’un trésor. Chacun arrache alors la page qui lui a été attribuée au départ et la range soigneusement dans son sac. A chaque passage au camp de base, il devra présenter 16 ou 17 feuillets en gages de son passage sur tous les points du parcours.

Le camp de base des concurrents. Spartiate, mais véritablement salvateur après de longues heures de course en pleine nature…

 

Du jeu au calvaire

Bientôt, le sentier n’est plus aussi roulant. Le jeu de piste entre amis se transforme rapidement en chemin de croix. « A partir de l’ancienne distillerie de chartreuse, que nous avons atteinte vers 14h, la chaleur est devenue pesante. Nous pensions rallier l’arrivée en 7 heures, mais c’était sans compter une erreur de parcours », évoque Alexis. Plus de deux heures sont déjà perdues lorsque le duo découvre le livre 10. Mais les gourdes sont désespérément vides et les gosiers brûlants. « Nous avons rencontré un moine qui a pris sa tête entre ses mains quand nous lui avons raconté ce que nous étions en train de faire », se souvient Bertrand en riant. « Son accueil chaleureux et bienveillant nous a fait beaucoup de bien. »

20 heures, soit 13 heures de course. L’un comme l’autre sait que tout espoir de boucler le tour en moins de 16 heures est anéanti. Ni l’un ni l’autre n’ose formuler la réalité à haute voix. La nuit est tombée. Leurs pas les mènent dans un secteur dangereux. Les pierres roulent sous les baskets, la barre rocheuse est tout près. « Nous avons gardé le cap malgré tout, mais c’était chaud ! Là, on s’est vraiment mis en danger. On était clairement en mode survie », confie Bertrand. Déshydraté, épuisé, il craque. « Je n’en pouvais plus, je ne supportais plus d’entendre Alexis parler pour me réconforter. Je lui ai dit de la fermer, j’étais cuit ! » La tentation d’appuyer sur le bouton SOS de la balise GPS est forte. Très forte… Ni l’un ni l’autre ne le fait. Après de longues et infructueuses recherches, ils renoncent à trouver les livres 14 et 15. A quoi bon, puisqu’ils sont hors délais ? « Nous avons alors passé un coup de fil à Benoît Laval parce que nous voulions rentrer à pied, sans prendre le pick up qui ramassait ceux qui renonçaient », raconte Alexis. Ils apprennent alors qu’il ne reste que 2,5 km jusqu’au camp de base qu’ils atteignent à 2 heures du matin après 19 heures de course. « J’étais hyper déçu de ne pas être parvenu à faire au moins une boucle », déplore Bertrand. « Et dire que nous pensions être capables d’en faire une première en 14 heures et une deuxième en 17 heures… » Le binôme se réfugie dans la tente.

Les organismes sont épuisés. Malgré l’ambiance solidaire et bon enfant, les visages restent marqués. Et le chrono égrène les minutes qui rapprochent chacun de l’échec.

Le réveil prend des allures de gueule de bois. La déception reste difficile à digérer, même si les deux copains – que les autres concurrents ont surnommé Tic et Tac tant ils sont inséparables – nourrissent un immense bonheur d’avoir vécu cette aventure. « Vivre cette première édition fait de nous des pionniers. C’est une chance d’être ici… et c’est dingue que Laz soit présent ! En tout cas, je pressentais qu’il y aurait un avant et un après la Terminorum. Tel est le cas. Les prochaines courses me sembleront bien plus faciles car elles seront nettement plus confortables que celle-ci : il y aura des ravitaillements, du balisage, des gens à qui parler », conclut Alexis. « C’est une super expérience. Nous pouvons être fiers de ce que nous avons fait, mais nous restons humbles. Surtout quand on voit Gaëtan qui boucle son deuxième tour en solo et repart pour le troisième… »

Seul Gaëtan Janssens avait une chance de boucler l’épreuve. Mais il en a décidé autrement.

 

36 coureurs s’étaient élancés la veille en quête de leurs limites. 29 les ont trouvées sans même boucler un tour dans les délais impartis, 6 ont rallié la pierre dans les temps. Le dernier des postulants est là, entouré d’une cinquantaine de regards. Il a le choix : abandonner ou continuer. « Tu es moche, tu es sale, c’est pénible… et cela ne garantit même pas le succès. » Les mots de Laz résonnent dans la tête de Gaëtan. Il repartira. Avant de revenir une heure et demie plus tard, d’un pas tranquille et serein. « Je n’avais pas la motivation personnelle pour continuer », dira-t-il simplement. Epreuves absurdes pour certains, la Barkley et la Chartreuse Terminorum s’affirment néanmoins comme le reflet de la vie : à chaque intersection, à chaque obstacle, à chaque souffrance, nous avons le choix. Le plus difficile est de décider.

 

 

 


Terminorum Genesis

Benoît Laval, fondateur et dirigeant de l’entreprise Raidlight, mais aussi traileur et ex-raideur émérite, postule à la Barkley 2016. Et sa candidature est retenue. Séduit par le concept et l’état d’esprit de l’épreuve, l’idée germe alors dans son esprit : créer une Barkley à la Française, dans son terrain de jeu quotidien, la Chartreuse, fortement empreinte d’histoire monastique et culturelle. C’est ainsi qu’est née la Chartreuse Terminorum, encore plus longue que sa cousine américaine : 5 boucles de 60 km à boucler en 80 heures maximum, sans balisage, ni GPS, ni assistance (contre 5 boucles de 20 miles à parcourir en moins de 60 heures dans le Tennessee).


La deuxième édition de la Chartreuse Terminorum aura lieu du 31 mai au 3 juin 2018. 

Article initialement paru en 2017 dans Jogging International. 

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